AnonymePortrait de Jean-Balthazar Keller (1638-1702) âgé de 60 ansMarbre 1698H. 61 cm ; L. 47 cm ; P. 10,5 cmInv. 2025.4.1
Acquis en 2025 auprès de la galerie Steinitz, ce portrait anonyme en médaillon vient enrichir les collections du musée du Grand Siècle. Il met en relief une figure incontournable de la fonte : Jean-Balthazar Keller (1638-1702), qui fut à la fois artiste et acteur du réarmement du royaume.
Né à Zurich, en Suisse, Jean-Balthazar Keller est le fils cadet d’une famille patricienne.
En 1661, il s’installe en France, où il rejoint son frère aîné Jean-Jacques Keller (1635-1700) à l’Arsenal de Paris, centre stratégique de production de canons et d’armes pour les armées royales. En 1666, les deux frères succèdent à Antoine de Chaligny et prennent la direction de l’Arsenal. Ensemble, ils contribuent à la création de nouvelles fonderies dans plusieurs places fortes françaises (Douai, Pignerol, Neuf-Brisach, Besançon), de 1669 à 1674.
À partir de 1683, Jean-Balthazar Keller s’illustre par sa contribution aux bronzes du parc et du château de Versailles. Sur ordre du Roi-Soleil, il organise à l’Arsenal la fonte de pièces de grandes dimensions, coulées à partir des modèles en terre des sculpteurs. Les modèles d’Antoine Coysevox, Étienne Le Hongre ou Jean-Baptiste Tuby sont traduits par Keller pour orner les margelles de marbre blanc, sous les fenêtres de la galerie des Glaces. Le bronze est alors un matériau apprécié pour ses qualités de conservation face aux intempéries. Néanmoins ces œuvres permettent surtout à Louis XIV d’associer sa gloire à celle des empereurs romains. Les vestiges en bronze de la statuaire antique sont alors connus et admirés dans l’Europe entière. Cette volonté d’inscrire la statuaire royale dans une tradition antique n’est pas nouvelle. Dans les années 1530, François Ier, qui nourrissait déjà l’ambition de faire du château de Fontainebleau une « nouvelle Rome », y avait fait disposer des bronzes fondus par Le Primatice.
Le chef-d’œuvre de Keller reste sans doute la fonte en une seule coulée, en 1692, de la statue équestre monumentale de Louis XIV par François Girardon, destinée à la place Vendôme. L’exploit de cette fonte est d’ailleurs documenté par Germain Boffrand en 1743. L’ouvrage, tout comme celui de Pierre-Jean Mariette sur le Louis XV d’Edme Bouchardon, fondu par Pierre Gor, publié en 1768, font longtemps office de « bibles » pour les fondeurs du XVIIIe siècle. Ce succès consacre la maîtrise de Keller et assoit durablement sa réputation dans l’art de la fonte. En 1697, il devient commissaire général des fontes de France et inspecteur de la grande fonderie de l’Arsenal royal, fonctions qu’il occupe jusqu’à sa mort.
Germain Boffrand (auteur), Guillaume Cavelier (éditeur), Description de ce qui a été pratiqué pour fondre en bronze d’un seul jet la figure équestre de Louis XIV : élevée par la ville de Paris dans la place de Louis le Grand, en mil six cens quatre-vingt-dix-neuf : ouvrage françois et latin, enrichi de planches en taille-douce, par le sieur Boffrand, monographie imprimée, 1743. Los Angeles, Getty Research Institute © Internet Archive
Sans doute conservé par sa femme, Susanne de Boubers de Bernâtre, qu’il épouse en 1682, puis chez ses descendants, le Portrait de Jean-Balthazar Keller âgé de 60 ans est une œuvre exceptionnelle.
Le portrait est dans un très bon état de conservation, laissant transparaître un détail rare : l’âge du modèle, précisé sous son col. Il est probable que Keller ait commandé ce portrait lui-même, pour célébrer sa réussite professionnelle et sociale. Les formats en médaillon sont généralement réservés aux princes ou grandes personnalités politiques, et les représentations sculptées d’artistes sont rares.
L’œuvre illustre une dimension peu commune du portrait d’artiste au XVIIe siècle. Figuré de trois-quarts, Keller porte une perruque, mais sa chemise ouverte sur sa poitrine dénudée permet à un ruban dénoué de donner un élan de dynamisme à la composition. Le regard pénétrant et les vêtements défaits, qui évoquent le génie créatif, se rapprochent de portraits contemporains d’artistes, à l’instar du Portrait de Pierre Mignard par Martin Desjardins, daté vers 1689 (Paris, musée du Louvre). Citons également le Portrait de Charles Le Brun par Nicolas de Largillière, exécuté entre 1683 et 1686 (Paris, musée du Louvre) où le peintre est représenté vêtu d’une robe de chambre.
Cette représentation intime est en rupture avec les portraits officiels, comme celui peint en 1695 par Hyacinthe Rigaud, où Keller apparaît en grand habit et perruque (Zurich, Landesmuseum – Schweizerisches Nationalmuseum). Les traits du visage se retrouvent d’une œuvre à l’autre, notamment la fine moustache, le menton volontaire et les traits marqués d’un homme d’une soixantaine d’années.
La renommée de Jean-Balthazar Keller s’inscrit dans l’essor de la fonte, un savoir-faire précieux qui bat son plein en France à la fin du XVIIe siècle. Cette maîtrise atteint son apogée sous Louis XIV, dans un contexte de remilitarisation généralisée du royaume.
Entre 1663 et 1669, Colbert installe de nouvelles fonderies dans tout le pays, marquant l’entrée de l’État dans la gestion directe de l’industrie de guerre. Pour répondre à la demande croissante, la monarchie fait appel à un personnel hautement qualifié, souvent venu de l’étranger. Outre les frères Keller, les Liégeois Besche sont actifs à partir de 1668 dans le Nivernais et le Languedoc. Cette politique accompagne la vision stratégique du territoire, théorisée par Vauban dans la métaphore du « pré carré ».
La fonte en terre, technique propre aux armes lourdes, s’adapte peu à peu à la statuaire, grâce à l’intervention des sculpteurs. Ces derniers transmettent aux fondeurs les principes de techniques plus sophistiquées telles que la fonte à la cire perdue. Ce procédé consiste à couler du métal dans un moule formé autour d’un modèle en cire, qui fond pendant l’opération. Longtemps réservée à de petits objets précieux, cette technique se diffuse à la Renaissance italienne, puis en France au XVIᵉ siècle avec l’arrivée d’artistes florentins comme Benvenuto Cellini. Habitués à produire des pièces de grandes dimensions, les fondeurs d’artillerie du Grand Siècle disposent du savoir-faire et des équipements nécessaires pour relever les défis techniques imposés par les grandes commandes. Passé maître en matière, Jean-Baptiste Keller s’impose comme un des meilleurs fondeurs de sa génération. Il incarne ainsi la circulation féconde des techniques entre l’art et la guerre au service du pouvoir royal.
Guy CAIRE, « Vauban, la Défense et la cohésion de l’économie nationale », Innovations, n° 28, Éditions De Boeck Supérieur, 2008, p. 164.
Agnès ÉTIENNE-MAGNEN, « Une fonderie de canons au XVIIe siècle : les frères Keller à Douai (1669-1696) », Bibliothèque de l’École des chartes, tome 149, livraison 1, 1991, p. 92-93.
Élisabeth LEBON, « La fonte à cire perdue sous l’Ancien Régime », dans Le Fondeur et le Sculpteur, Publications de l’Institut national d’histoire de l’art, 2012, p. 8.
Alexandre MARAL, David BOURGARIT, Antoine AMARGER, « Keller et les autres : les fondeurs des jardins de Versailles », dans David BOURGARIT, Jane BASSETT, Francesca G. BEWER, Geneviève BRESC-BAUTIER, Philippe MALGOUYRES, Guilhem SCHERF (dir.), French Bronze Sculpture : Materials and Techniques 16th–18th Century, Londres, Archetype, 2014, p. 82-87.
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