Ercole Barovier (1889-1974)

pour Vetreria Artistica Barovier & C

Poisson, série Primavera

1929-1930
Verre Primavera, détails en verre émaillé bleu
27,3 x 27,5 x 16,8 cm
Inv. 2020.1.1137

Notice interactive



Notice détaillée

La Donation de Pierre Rosenberg consentie au Département des Hauts-de-Seine en 2020 comporte un ensemble exceptionnel de 680 animaux en verre de Murano du XXe siècle. Le Poisson de la série dite Primavera est l’œuvre la plus importante de la collection du fait de la rareté des pièces de cette série, réalisée dans une matière novatrice et jamais rééditée.

 

Le verre est fabriqué par les hommes depuis environ 1 500 ans avant notre ère et cette production a probablement débuté en Mésopotamie et en Égypte. Il est essentiellement composé de silice, élément principal du sable, fondu à très haute température puis rapidement refroidi. Le point de fusion de la silice se situant à 2 000 °C, température impossible à atteindre dans l’Antiquité, on ajoute alors au sable des fondants (essentiellement de la soude ou de l’oxyde de potassium), qui permettent d’abaisser le point de fusion autour de 1 400 °C.

À l’origine, les objets réalisés en verre sont moulés. Le soufflage du verre aurait été inventé au Proche-Orient, peut-être par les Phéniciens, entre les IIIe et Ier siècles avant notre ère. Les techniques de fabrication se répandent ensuite dans l’Empire romain. Plusieurs centres de création se développent en Europe au tournant du Moyen Âge, notamment à Constantinople. Lorsque Constantinople est saccagée par la quatrième croisade en 1204, certains verriers fuient à Venise.

En 1291, le Sénat de Venise rédige un décret obligeant les verriers à installer leurs fours sur l’île de Murano, où certains ateliers étaient déjà établis. De nombreux incendies s’étaient en effet déclarés à Venise au départ des fours de verriers et les vénitiens s’inquiétaient des risques encourus par leurs maisons en bois. La condition insulaire permettait en outre de préserver plus facilement le secret de la fabrication du verre.
 

L’arrivée de verriers byzantins et l’apport des échanges commerciaux et technologiques avec la civilisation islamique, lié à la position de Venise comme carrefour et porte vers l’Orient, ont contribué à l’essor et au perfectionnement de la production verrière, dont la qualité et le raffinement lui assurent une renommée internationale à partir de la fin du Moyen Âge.

Le nom de Barovier reste étroitement attaché à Murano et à l’art verrier. Leur activité est documentée depuis le XIIIe siècle comme phiolarius, c’est-à-dire souffleur de bouteilles. En 1348, Bartolomeo Barovier est qualifié de phiolariusprincipalis, témoignant de sa position prééminente au sein de la corporation.

Une des figures les plus illustres de cette famille est Angelo Barovier (1405-1460), qui joua un rôle clé au tournant du Moyen Âge et de la Renaissance. Vers 1445, il fréquente à Venise les leçons publiques d’un célèbre savant et alchimiste, Paolo da Pergola, et enrichit son expérience de verrier et d’entrepreneur des connaissances acquises auprès de son professeur. Technicien de génie, il est réputé avoir inventé de nouvelles qualités de verre qui feront la gloire de Murano comme le verre cristallo (verre transparent d’une grande pureté), un verre lattimo (verre blanc opaque) adapté au soufflage et d’un verre calcédoine dont les nervures sont semblables à celles d’une variété de calcédoine naturelle. On lui attribue également en 1459 la réintroduction des émaux dont la pratique s’était perdue depuis plus de 50 ans.

 

Après le déclin de la tradition verrière au XVIIIe siècle et surtout au XIXe siècle, les Barovier contribuent largement au renouveau de cette production qui retrouve son prestige international à partir des années 1860.

En effet, à partir de la chute de la République de Venise en 1797, la Vénétie reste sous domination autrichienne jusqu’à son annexion au royaume d’Italie en 1866. Cette occupation, qui impose des droits de douane importants tant sur l’importation des matières premières que sur l’exportation des produits finis, provoque un appauvrissement progressif de Venise et un déclin économique, politique et social. La corporation des verriers est supprimée en 1806 et les rares petits ateliers qui parviennent à se maintenir souffrent de la concurrence du verre de Bohême.

À partir de 1869, Antonio Salviati (1816-1890), avocat de Vicence passionné de verre et considéré comme le premier des rénovateurs de la tradition, emploie les frères Benvenuto (1855-1932) et Giuseppe (1853-1942) Barovier, lesquels décident finalement de créer en 1878 la société Fratelli Barovier, qui devient en 1884 Artisti Barovier, puis, en 1920, Vetreria Artistica Barovier.

Parmi les chefs de file du renouveau du verre qui anime les verreries de Murano dans les années 1930, la Vetreria Artistica Barovier est la seule à ne pas rechercher l’innovation via des collaborations de designers extérieurs. Elle trouve en Ercole Barovier, son directeur artistique passionné de recherche, les ressources et la créativité nécessaires à la production d’œuvres capables de susciter l’attention constante de la critique et du public.

Fils de Benvenuto Barovier, Ercole Barovier rejoint l’entreprise familiale en 1919. Lui-même n’a aucune formation de verrier, ayant été destiné par le souhait de sa famille à devenir médecin. Cependant, à l’issue de la première guerre mondiale, il choisit de rejoindre la société. Désormais associé à son frère Niccolo et à son cousin Napoleone Barovier, ils la refondent et la nomment Vetreria Artistica Barovier & C.

Ercole Barovier prend initialement en charge les aspects administratifs, mais rapidement, il se passionne pour la technique et finalement assume la direction artistique à partir du milieu des années 1920. Fasciné par les possibilités infinies offertes par le verre, doué d’une grande sensibilité aux tendances artistiques de son temps, il ne cesse d’expérimenter tout au long de sa carrière et de proposer des formes et des effets esthétiques sans cesse renouvelés, qui puisent dans l’héritage pluri-séculaire des savoir-faire verriers.

Dans les années 1920, l’art de Murano est en plein renouveau. Artisti Barovier, ensuite rebaptisée Vetreria artistica Barovier, occupe le devant de la scène dans le domaine de l’innovation et du renouveau de la production. Ercole Barovier participe pleinement à ce mouvement, réinterprétant à l’infini les techniques anciennes en proposant des formes en accord avec le style Novecento en plein essor. Le soufflage du verre reste la méthode de mise en œuvre dominante, ses créations se distinguant alors essentiellement par la qualité de la matière et l’expressivité des formes.

Le travail d’Ercole Barovier se caractérise par d’intenses recherches sur les aspects techniques et les possibilités expressives de cette matière. Une de ses premières expérimentations, qui va acquérir une dimension quasi mythique, est le verre Primavera, avec une série de pièces réalisées à partir de 1929 et exposées en 1930 à la biennale de Venise et à la triennale de Monza.  

La série, comportant des vases, des bougeoirs, des plantes, des animaux et toutes sortes d’objets de décoration, se caractérise par un verre soufflé blanchâtre parcouru d’un fin réseau de filaments, qui lui donne un effet craquelé, et d’une multitude de petites bulles, liés à la présence de silicate de sodium, résultat d’un mélange d’éléments dont la recette semble avoir été rapidement perdue.

En effet, bien qu’une grande quantité de matière ait été mise au point, permettant la réalisation de nombreux objets, Ercole Barovier déclare que cet effet, proche du vetro ghiaccio ("verre de glace") réalisé au XVIe siècle, a été obtenu de manière accidentelle et qu’une fois la totalité de la matière utilisée pour cette série, il n’a pas été possible de la reproduire.

Le nom Primavera a été donnée dans le catalogue de la biennale de Venise au Pigeon, figure iconique de la série. Les nombreuses pièces sont toutes rehaussées de détails en verre émaillé noir, parfois bleu, comme le Poisson de notre collection, ou pourpre, qui contrastent par leur brillance avec le verre laiteux opalescent.

La série, à la fois moderne dans ses formes et novatrice dans sa mise en œuvre, remporte un immense succès critique, et plusieurs revues lui consacrent de nombreuses pages, comme Domus, Dédalo ou Le Tre Venezie, reproduisant les exemplaires les plus significatifs. Ce caractère exceptionnel, d’une production techniquement révolutionnaire mais très limitée, lui confère par la suite un caractère presque légendaire, qui en fait un moment particulièrement marquant de l’histoire du verre de Murano au XXe siècle.