Jean-Baptiste SANTERRE (1651-1717)

Portrait de femme vêtue à l’espagnole

Vers 1705-1710
Huile sur toile (d’origine)
102 x 135 cm
Cadre en bois sculpté et doré d’origine
Inv. 2022.6.1

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Né en 1651 à Magny-en-Vexin, Jean-Baptiste Santerre commence son apprentissage à Paris chez un obscur portraitiste, François Lemaire, avant d’entrer dans l’atelier de Bon Boullogne, peintre du Roi. Le 18 octobre 1704, il est reçu à l’Académie royale de Peinture et de Sculpture en tant que peintre d’histoire, sur présentation d’un tableau représentant Suzanne au bain (Paris, musée du Louvre). Pourtant, c’est en tant que portraitiste que Santerre se fait connaître auprès des amateurs comme l’illustre le charmant portrait de Marie-Adélaïde de Savoie, duchesse de Bourgogne (Versailles, châteaux de Versailles et de Trianon).  Mais l’artiste finit par se lasser de peindre des portraits et se tourne alors vers un genre nouveau : "c’est dans ce temps-là qu’il imagina de peindre une demi-figure dans chaque tableau qui représentât un art, une science ou quelques actions naïves, auxquelles il sut donner une finesse de pensées et d’expressions qui lui était toute particulière" (Malafaire dans le Nouveau Mercure, juillet 1718, p. 73).

Dans ces tableaux d’un genre nouveau, Santerre représente une figure féminine qui incarne à l’aide d’un ou deux accessoires une activité familière, un trait de caractère ou un état d’âme. Ces compositions qui mêlent alors portrait, scène de genre et même peinture d’histoire par leur format, rencontrent un franc succès et se déclinent en gravures, copies peintes, parfois de la main même de Santerre. Parmi les plus célèbres, on peut citer la Coupeuse de chou dont de nombreuses copies sont connues. L’artiste s’inspire d’une tradition des demi-figures de fantaisie vivace dans l’art nordique, popularisée notamment par Cornelis Bloemaert. Cependant, la volonté d’idéalisation dans les traits du visage est tout à fait étrangère à ses modèles septentrionaux.

S’inscrivent dans cette typologie des représentations de jeunes femmes qui ne personnifient cette fois-ci pas une action ou un sentiment particulier mais sont figurées en costume de fantaisie et désignées comme des « espagnolettes ». Le tableau que nous étudions aujourd’hui en fait partie. Cette dénomination vient du costume que portent ces figures, qui doit son nom à une idée fantaisiste plutôt qu’à une véritable origine hispanique. Il se caractérise, comme ici, par une robe noire aux manches longues et serrées, une collerette à godrons, un toquet à plumes et un masque. Ce costume est en fait celui de la jeune première dans les comédies à l’époque.

Les personnages costumés "à l’espagnole" se rencontrent en effet à la fin du XVIIe siècle sur les planches de la Comédie française, de l’Opéra et de la Foire et s’invitent peu à peu dans la sphère privée. Ce travestissement devient un incontournable des fêtes galantes nocturnes données dans les résidences aristocratiques, comme les bals masqués de Sceaux, du Palais-Royal ou de Suresnes. Dans une lettre du 8 février 1699 relatant un bal masqué donné à Marly devant le roi, la princesse Palatine évoque le goût de la duchesse de Bourgogne pour ce genre d’atours : elle « était en beau masque habillée, coquettement à l’espagnole avec un petit chapeau (Ernest Jaeglé (éd.), Correspondance de Madame, Duchesse d’Orléans, extraite des lettres publiées par M. de Ranke et M. Holland, 1880, t. I, p. 217). Le masque est alors depuis longtemps un accessoire de mode que les femmes de la noblesse portent en ville, comme l’atteste la définition du mot donnée dans la première édition du Dictionnaire de l’Académie française en 1694 : "Morceau de velours noir doublé que les Dames se mettent sur le visage, pour éviter le hasle, & se conserver le teint.".

La fin du XVIIe siècle est souvent présentée comme une période morne, notamment car les guerres de Louis XIV ont vidé les caisses du royaume. On lit souvent que les Français seraient alors entrés dans une sorte de torpeur où tout plaisir était exclu et qu’il fallut attendre l’arrivée au pouvoir du Régent à la mort de Louis XIV pour que le royaume reprenne vie. En parallèle, la peinture aurait elle aussi sombré dans des sujets et des formes ennuyeux, trop classiques, avant de renaître sous les pinceaux d’Antoine Watteau, de François Boucher et de Jean-Honoré Fragonard.

Partir de ce constat, c’est oublier toute une génération "pivot", au crépuscule du XVIIe siècle et à l’aube du suivant, incarnée par Jean Jouvenet, Claude-Guy Hallé, Antoine Coypel, Charles de La Fosse et les frères Boullogne, dont Santerre fut l’élève. Ce tableau l’illustre parfaitement. Cette femme aux traits ronds, au regard doux et à la pose nonchalante est empreinte d’une innocence et d’une sensualité qui montre que l’art du XVIIIe siècle a certes développé mais n’a pas inventé la peinture sensuelle et charmante. L’art de Jean-Baptiste Santerre exerça une influence considérable sur des artistes comme Alexis Grimou, Jean Raoux, Jacques-François Courtin, et même plus tard sur Jean-Honoré Fragonard. Le monde du théâtre, le goût pour le costume de fête, la grâce féminine à l’honneur et le prétexte galant trouveront des échos chez son jeune contemporain Watteau.