Nicolas de LARGILLIERRE (1656-1746)
Portrait de Philibert-Bernard Gagne de Perrigny
Vers 1715
Huile sur toile
H. 81 ; L. 65 cm
Inv. 2022.3.1

 

Notice interactive

Le portrait d’un "président à mortier"

Grâce à son manteau rouge doublé d’hermine, le modèle de ce portrait peut d’emblée être identifié comme un « président à mortier ». Cette fonction, aujourd’hui disparue, est importante au XVIIe siècle. Exerçant la justice au nom du Roi, les parlements, présents dans diverses villes de province, sont divisés en Chambres : civile, pénale, commerciale,… Chacune d’elles est présidée par un « président à mortier ».  Il tire son nom du « mortier », une sorte de toque ronde, de velours noir, bordé d’un galon d’or. Dans son Dictionnaire (1690), Furetière explique qu’il s’agit d’une marque de dignité. Le Premier Président, celui qui dirige le Parlement, a quant à lui deux galons. Si le mortier fut d’abord porté, il ne l’est ensuite que lors des grandes cérémonies ; sinon, il est porté à la main. C’est encore aujourd’hui la coiffure des magistrats de la Cour des comptes et de la Cour de cassation. L’hermine mouchetée enveloppant le buste rappelle quant à elle celle du manteau royal, rappelant le lien entre les présidents à mortier et le Roi, qui « délègue » son rôle de justice.

Si le mortier est absent de notre tableau, c’est parce qu’il s’agit d’une version réduite et au cadrage resserré d’un autre portrait du même président à mortier où il est cette fois représenté assis sur un fauteuil, la main droite posée sur son mortier (fig. 1). C’est aussi grâce à ce portrait de plus grandes dimensions que le modèle a pu être identifié : Philibert-Bernard Gagne (1689-1759). Conseiller du roi, il devient président à mortier au Parlement de Bourgogne à seulement vingt-cinq ans, le 27 mai 1715.

Les Parlements au Grand Siècle

Sous l’Ancien Régime, les parlements ont principalement une fonction judiciaire. Ils sont chargés de juger, pour le compte du Roi, les affaires civiles et criminelles. S’il n’existe d’abord qu’un Parlement à Paris, à partir du XIVe siècle, des parlements s’organisent dans les provinces : à Toulouse, Bordeaux, Dijon, Aix, Rennes,… En plus de leur pouvoir judiciaire, ils ont aussi un pouvoir législatif. Lorsque le Roi édicte une nouvelle loi via un édit, une ordonnance ou des lettres patentes, les parlements sont chargés de l’enregistrer, afin de la rendre applicable dans les territoires placés sous leur juridiction. Avant de l’enregistrer, les parlements sont chargés de vérifier que cette nouvelle loi n’est pas contraire aux intérêts de l’Etat, ni à ses lois fondamentales et qu’elle ne contredit pas la coutume. Si après vérification, ils sont en désaccord avec le Roi, les parlements peuvent alors lui adresser leurs observations, appelées « remontrances ». En cas de désaccord, le Roi n’est pas obligé d’en tenir compte et peut forcer l’enregistrement de sa nouvelle loi au cours d’un lit de justice.

Toutefois, en ne tenant pas compte des observations des parlements, le Roi se risque alors à une fronde parlementaire, dont la plus célèbre reste celle qui eut lieu de 1648 à 1652 et qui mit en péril l’Etat. Car au fil du temps, les parlements gagnent en pouvoir et finissent par oublier qu’ils n’ont pas de réel pouvoir, que le seul dont il dispose est celui que le Roi leur délègue. Pour mieux les contrôler, en 1667, Louis XIV limite grandement leur droit de « remontrances » mais à sa mort, les parlements retrouvent leur puissance et restent, jusqu’à la Révolution française, une sorte d’organe de régulation de l’absolutisme monarchique et un lieu d’opposition des élites aux réformes.

 

La noblesse de robe

Grâce à l’importance que les parlements acquièrent au XVIIe siècle dans les provinces, leurs membres parviennent à s’élever dans la société. Ils achètent notamment des terres, leur conférant un titre de noblesse. C’est le cas des Gagne, dont est issu le modèle de notre tableau, une famille de parlementaires qui achète au début du siècle la seigneurie de Perrigny, près de Dijon. La charge de « président à mortier » est aussi une charge qu’on achète et qu’on peut ensuite transmettre héréditairement, faisant naître ainsi de véritables dynasties de parlementaires.

Ainsi naît la « noblesse de robe », représentée par les parlementaires, par opposition à la « noblesse d’épée », plus ancienne, qui doit ses titres non pas à des charges mais à son mérite militaire et qui méprise cette nouvelle classe dirigeante. Une différence savamment résumée par Jean de La Bruyère (1645-1696) dans ses Caractères (1688) : « La noblesse expose sa vie pour le salut de l’État et pour la gloire du souverain ; le magistrat décharge le Prince d’une partie du soin de juger les peuples ; voilà de part et d’autre des fonctions bien sublimes et d’une merveilleuse utilité ; les hommes ne sont guère capables de plus grandes choses, et je ne sais d’où la robe et l’épée ont puisé de quoi se mépriser réciproquement ».

Afin de se hisser dans les rangs de l’aristocratie, la noblesse de robe s’approprie ses codes comme le portrait d’apparat. C’est ce que fait ici Philibert-Bernard Gagne de Perrigny en commandant un portrait en grand format, peut-être destiné à être exposé au Parlement, et un petit format, notre tableau, sûrement destiné à son usage personnel et à sa famille. La composition respecte les codes du portrait d’apparat : sur un fond uni, le modèle richement vêtu et coiffé, assis, porte un regard confiant et serein sur le spectateur.

 

Nicolas de Largillierre (1656-1746), portraitiste du Grand Siècle

En sollicitant Nicolas de Largillierre, l’un des portraitistes favoris de la Cour, le modèle cherche aussi à s’identifier à l’aristocratie.

Après une enfance à Anvers, Nicolas de Largillierre part en Angleterre et s’installe à Paris vers 1678-1682. Sous la protection de Charles Le Brun, il se fait rapidement connaître à Paris et est reçu à l’Académie royale de peinture et de sculpture en 1686 comme peintre de portrait et peintre d’histoire. En 1715, il demande à être libéré de ses charges de professeur à l’Académie face au nombre grandissant de commandes de portraits qu’il reçoit. Cette date coïncide avec notre tableau mais aussi avec un changement pour le milieu artistique. Louis XIV décédé, la Régence se mettant en place, les commandes royales, déjà fortement ralenties depuis quelques années, s’arrêtent et laissent place aux commandes des amateurs et de la noblesse de robe émergente, notamment celle de province. S’il a pu parfois voyager en dehors de Paris, les commandes étaient souvent passés par courrier et les modèles venaient poser à Paris.

 

Nicolas de Largillierre se spécialise notamment dans les portraits mythologiques, dans lesquels il peint trait pour trait son modèle mais avec les attributs d’un dieu, d’une déesse ou d’un héros mythologique. C’est le cas par exemple de Madame de Gueidan, épouse du président du Parlement de Provence, peinte en Flore (fig. 3).

L’artiste racontait qu’il préférait travailler pour cette nouvelle noblesse plutôt que pour la Cour car le paiement était plus prompt et qu’il y avait moins de difficultés dans les demandes des commanditaires.

Dans notre tableau, Nicolas de Largillierre déploie tout son talent de portraitiste, parvenant à donner un portrait aux traits à la fois naturels mais empreints de majesté, répondant parfaitement au sentiment que le modèle veut insuffler au spectateur. La touche précise mais souple de Largillière met en valeur la richesse des matières portées par le président à mortier. Quant au rouge caractéristique que l’artiste applique aux joues et aux lèvres de son modèle, il s’accord parfaitement à la robe de parlementaire.

Notre portrait illustre donc à la fois l’émergence d’une nouvelle classe sociale et l’importance des parlements en province mais témoigne aussi du pouvoir évocateur du portrait d’apparat, mis en scène ici par l’un des plus grands portraitistes du Grand Siècle.